Hédi Kaddour : « Pour le meilleur comme pour le pire »
Série « Le Monde » et moi. A l’occasion des 75 ans du quotidien, le poète et écrivain, auteur notamment des « Prépondérants », revient sur « quelques perles » repérées dans le journal.
« J’ai regardé Le Monde avant d’avoir su lire. A Tunis, dans les années 1950, le journal était posé sur la table de la cuisine familiale. Parfois, mon père rentrait sans, et lâchait d’un ton plein de mépris : « Ils l’ont saisi ! » Bien plus tard, à Paris, en terminale, j’ai découpé Le Monde, en particulier les articles économiques de Gilbert Mathieu, pour compléter les cours de géographie. On achetait le journal à un vendeur à la criée, tout mince, le seul du Quartier latin, qu’on appelait « Lemonde ». J’ai encore sa voix dans l’oreille.
En 1971, je pars comme coopérant au Maroc. Le Monde est à nouveau devenu une denrée incertaine. En cas de saisie, on se faisait ravitailler par des copains du corps diplomatique. On attendait le journal en provenance de Rabat en même temps que des bouteilles de Chivas et des Montecristo…
Entre-temps, en mai 1968, je suis étudiant à Strasbourg. Une nuit, à Paris, des barricades s’élèvent. Nous écoutons la radio, et à l’aube nous nous retrouvons à une dizaine dans le hall de la fac des lettres. Dans un coin, un seau avec un chiffon rouge. Un copain, un certain Morin, type athlétique et débrouillard, agite le bout de tissu comme un torero en demandant : « Qu’est-ce qu’on pourrait en faire ? » Quelqu’un lui lance : « T’as qu’à le mettre au mât de la fac, sur le toit. » Il l’a fait. Ça a donné ce titre dans Le Monde : « Strasbourg, le drapeau rouge flotte sur la faculté des lettres. »
Le jour des résultats de l’agrégation de lettres modernes, en 1976, j’avais découpé un petit carré dans le journal : la liste des reçus, avec mon nom. Elle avait pour moi presque autant de valeur que la liste du ministère. Je l’ai gardée, elle doit être quelque part, dans un coin.
Les métaphores bidon
Aujourd’hui, j’enseigne l’écriture de reportage aux étudiants de La Chance pour la diversité dans les médias, après ceux du Centre de formation des journalistes. Dès la première séance, j’explique qu’il faut des faits, donner à voir, à sentir, à entendre, savoir attaquer, relancer, chuter. Pas trop d’adjectifs, qui ramollissent le style. Eviter le verbe « sembler », les phrases mille-pattes et les métaphores bidon.
Pour illustrer, je lis sur mon téléphone quelques perles de mon journal français préféré : « Le préservatif reste la pierre angulaire de la prévention. » Ou encore : « La chute d’Alep enfonce le dernier clou dans le cercueil des négociations de paix. » Je me souviens aussi de celle-ci : « Laurent Blanc percerait le plafond de verre qui circonscrit jusqu’à présent les visées européennes des bienfaiteurs qataris. » Et de celle-là : « La machine politique de Donald Trump a toujours carburé aux dérapages contrôlés. » Vous voyez, j’aime Le Monde, pour le meilleur comme pour le pire. « La lecture du journal est la prière du matin de l’homme moderne », disait Hegel. Dans La Chute, Camus le paraphrase et fait dire à Clamence : « Une phrase suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. » Il est heureux que Le Monde nous garantisse au moins l’exercice de la deuxième activité. »